Depuis le milieu du XIXème, le débat de la primauté des Structures ou des Agents sur nos comportements fait rage parmi les théoriciens des sciences sociales. De quoi s’agit-il ? L’hypothèse Structuraliste considère que les structures - les organisations et les règles et processus qui les régissent - imposent leur loi aux individus qui les peuplent. L’hypothèse Agentive affirme pour sa part que les individus sont indépendants et libres de leurs choix, qu’ils imposent in fine aux structures.
La controverse a passionné de nombreux penseurs tels que Karl Marx bien sûr, comme de nombreux chercheurs qui ont travaillé sur cette question : Georg Simmel, Norbert Elias, Pierre Bourdieu et bien d’autres ont tenté de résoudre la tension Structure v.s. Agent, de la réconcilier ou de la dépasser, comme par exemple avec la théorie de l’Acteur-Réseau, développée en France par Bruno Latour et d’autres.
Cette controverse émerge régulièrement dans le débat public, par exemple en France lorsqu’il est question d’institutions telles que la Police ou l’Education Nationale. Mais qu’avons-nous à dire, nous Agilistes, de la place de l’Agilité dans ce débat ? L’Agilité sert-elle plutôt les Structures, ou les Agents ?
Tentons de répondre à cette question de façon un peu ludique, sous la forme d’une courte scénette.
Attention… le rideau se lève !
Acte 1, scène 1
La Sprint Rétrospective s’est achevée il y a quelques minutes à peine. Dans la cafétéria jouxtant le petit Open Space ou l’équipe s’écharpe sur le nombre de fois ou le nombre 1 apparaît dans la suite de Fibonacci (une fois ? deux fois ? Et puis d’abord, c’est quoi la différence entre un nombre et un chiffre ?), Rosa, Scrum Master, contemple pensive le café qu’elle vient de se faire couler. Soudain, troublant ce calme bienvenu, la porte s’ouvre sur Adam, le Product Owner, qui l’interpelle vivement :
Adam - Rosa ! Toi qui connais bien la méthode Agile et tout ça…
Rosa (fronce les sourcils) - “La méthode Agile”… Oui, Adam ?
Adam - L'agilité promeut l'auto-organisation des individus, elle encourage leur autonomie décisionnelle et leur responsabilisation, n’est-ce-pas ? C'est donc bien l'individu qui prend l'initiative, et qui influence son cadre de travail ?
Rosa (quelque peu surprise de cette question) - ****Euh… Oui, d'accord, l'agilité encourage l'auto-organisation. Mais elle impose quand même une structure. Tu vois, elle définit un cadre, composé de rôles et de processus. Ces cadres s’incarnent dans des Frameworks, comme Scrum par exemple…
Adam - Scrum ?
Rosa - Oui, Scrum. Adam, c’est ce qu’on fait depuis plus de 6 mois, nous venons de conclure le sprint 12... Moi, je suis Scrum Master, tu te rappelles ?
Adam - …
Rosa (soupirant) ****- Bref… (reprenant) Donc, Scrum, SAFe, LeSS etc… Ce sont des Frameworks, des cadres, autrement dit ce sont des structures, et ces structures s'imposent aux équipes et aux individus qui les appliquent.
Adam (se rappelant opportunément ce TedEx si inspirant qu’il avait visionné le matin même) - Attends, en fait, plutôt que de structure, je préfère parler de culture : culture de la transparence, culture du feedback… Parce que s’il est vrai que l'agilité favorise une culture spécifique, elle encourage également les individus à influencer positivement cette culture !
Rosa (dubitative) - Ah bon… ?
Adam - Mais oui ! Par exemple. Regarde les leaders inspirants, comme moi ! Ils sont encouragés à émerger au sein des collectifs, et à promouvoir la culture Agile au sein de leur organisation. Par capillarité !
Adam esquisse ce qui ressemble à quelques pas d’une dance sud-américaine, puis s’interrompt quand il réalise que Pierre-Joseph, développeur backend, est entré dans la cafétéria, et l’observe, amusé.
Acte 1, scène 2
Pierre-Joseph ne peut s’empêcher de réagir et saute à pieds joints dans la conversation.
Pierre-Joseph - Oui bon Adam, l’impact réel de ces Agile Champions dans la promotion de l’Agilité dans l’organisation, il reste à démontrer !
Adam (outré) - Euh comment ça ? Enfin, je…
Pierre-Joseph (le coupant) - D’ailleurs, une équipe compétente et responsable sait bien se débrouiller par elle-même, sans besoin d’Agile champions, de Product Owners ou de Scrum Masters ou que sais-je.
Rosa - Pardon ?
Pierre-Joseph - … Et ce qu’on constate en revanche de façon certaine dans les équipes, c’est l’influence mutuelle que chaque individu exerce sur ses pairs.
Adam - C’est-à-dire ?
Pierre-Joseph - Eh bien, les membres d’une équipe partagent des objectifs communs. Ils travaillent de façon très proche au quotidien. Ils se tiennent mutuellement responsables des succès comme des échecs. Et cela les conduit naturellement à adopter des normes collectives, par eux-mêmes…
Rosa (l’interrompt à son tour) - Des normes collectives, oui, qui s’imposent alors au groupe : toujours la structure !
Adam - Et Martin Luther King, c’est une structure peut-être ? Ce sont les hommes qui secouent tes structures, et qui font bouger le monde !
Pierre-Joseph et Rosa s’apprêtent à répondre quand soudain une porte claque. Rosa aperçoit du coin de l’œil les post-it voler autour du tableau Kanban… Qui a encore ouvert les fenêtres ? Elle pose sa tasse ornée du visage moqueur de David Graeber, et se dirige en trottinant vers la sortie, suivie par Adam.
Acte 2, scène 1
Rosa se dirige vers la fenêtre entrouverte pour la refermer le plus vite possible. Adam la suit.
Rosa - D’accord, Adam, mais les organisations ne sont pas toutes peuplées que de Martin Luther King et de grands leaders inspirants. Tout le monde doit pouvoir s’exprimer, suivant ses qualités.
Adam - Mais Rosa, en valorisant les collectifs plutôt que les individus, l’Agilité donne justement la possibilité à chacun de participer de la manière qui lui convient le mieux à la réussite de l’équipe.
Rosa - Oui.
Adam (songeur) - C’est donc tout l’opposé d’une organisation qui ne valoriserait que certains comportements ou qualités, plutôt que d’autres. Il y a un espace de liberté.
Rosa - Attention quand même. C’est vrai que l’agilité promeut des modalités de communication et de collaboration qui encadrent et sécurisent les interactions entre les individus. Mais mal pratiquée, le risque est d’inhiber ou d’aseptiser les expressions individuelles hétérodoxes qui s’écarteraient du cadre. Voire au final à écarter les membres qui ne le respecteraient pas...
Adam - Tu penses à Pierre-Joseph ?
Rosa (sourit) - Euh peut-être…. (reprenant) Mais bref, n’est-ce-pas précisément de ces marges, en bordure du cadre, que jaillit l’innovation, Adam ?
Adam (intéressé) - Mais oui ! Grâce à l’intelligence collective, évidement. Et à l’écoute active. Et aussi à la bienveillance.
Rosa (moqueuse) - Waouh, carton plein !
Adam - Pardon, que dis-tu ? (reprenant ses pensées) Bref, nous sommes d’accord !
Acte 2, scène 2
Ils sont maintenant à seulement quelques pas du tableau Kanban, l’équipe est devenue silencieuse, les mains flottent immobiles à quelques centimètres des claviers. Tous écoutent attentivement. Sauf Pierre-Joseph évidemment, de dos, son casque maintenant vissé sur les oreilles, fredonnant un air connu en agitant frénétiquement la tête…. God save the queen?
Adam (poursuivant) - De toutes façons, lorsqu’on parle d’agilité, la réponse se trouve le plus souvent dans le Manifeste lui-même. Tu répètes ça à chaque fois que je veux prendre une initiative disruptive ! Un bref coup d’œil aux valeurs Agiles suffit à tuer le débat dans l’œuf : Les individus et leurs interactions, la collaboration, l'adaptation au changement... Tout ça, c’est de l’Agentivité !
Rosa - Bien sûr… (ramassant lentement un post-it tombé par terre) Mais comment ces valeurs s’appliquent-elles aux individus, d’après toi Adam ? Ne viennent-elles pas des structures qui précisément permettent leur expression ? Donc l’Agilité définit bien la structure qui permet aux individus d’agir…
Adam (l’interrompant) - … d’agir pour faire évoluer la structure ! La boucle est bouclée.
Rosa - Oui, précisément ! (souriant mystérieusement) Mais l’Agilité permettra-t ’elle un jour aux individus de faire évoluer la structure au point de la dépasser ? (son regard se tourne alors vers l’ensemble de l’équipe) On verra ça lundi !
Rosa ramasse le dernier post-it, sur lequel est écrit “Corriger les bugs”, et le colle sur le front d’Adam, surpris. C’est décidé, la semaine prochaine, elle les colle tous sur JIRA !
Conclusion
Rosa et Adam sont parvenus à trouver une réponse qui les satisfasse tous deux. Mais ils n’ont pas résolé pour autant le vieux débat Structure v.s. Agent, qui dure depuis plus d’un siècle - et continuera sans doute encore longtemps à agiter nos esprits curieux.
Mais vous alors, qu’en pensez-vous ?