« La journée de 9h à 17h est morte » c’est par ces mots que Brent Hyder, président et DRH de SalesForce annonçait le virage pris par l’entreprise américaine en termes d’organisation du travail. La pandémie est passée par là, sonnant le glas de l’ère des bureaux rutilants, la tendance est au travail à distance.
Alors qu’ils n’étaient que 7% en 2019 à télétravailler régulièrement, les salariés français ont eux aussi pris le pas du télétravail. Durant le confinement le télétravail a bondi de 25% et a surtout prouvé que les entreprises (même les plus réticentes) pouvaient continuer de fonctionner tout en étant à distance (source: Futuribles) Assisterons-nous à une pérennisation du modèle de travail à distance ? Certainement.
Le télétravail, toutefois, reflète des réalités plurielles : du télétravailleur occasionnel au salarié 100 % à distance, les modes de travail se sont multipliés favorisés par l’essor du numérique. Parmi ces tendances, le Work From Anywhere – WFA – apparait comme la version la plus « extrême » du travail à distance. Spotify, Payfit, Alan, Salesforce etc. nombreuses sont les entreprises qui ont annoncé leur basculement en WFA.
L’entreprise de demain sera-t-elle distribuée et sans bureau ?
Le Work From Anywhere est un mode d’organisation qui permet aux salariés de travailler d’où ils veulent. Les salariés n’ont pas d’obligation de se rendre au bureau (si bureau il existe) mais n’ont pas l’obligation non plus de travailler depuis leur domicile. Leur lieu de travail peut évoluer en fonction de leurs envies ! Le seul impératif : l’accès aux outils numériques. Le WFA dépasse le cadre du travail à distance, c’est un modèle d’organisation qui repose sur la flexibilité et la responsabilisation du salarié, acteur autonome dans le choix de son lieu de travail mais aussi et très souvent, autonome dans la définition de son organisation : horaires, mix bureau/domicile, processus de décision etc.
Côté entreprise, le passage en WFA implique de repenser de fond en comble son modèle : organisation, rémunération, management, recrutement, communication. C’est l’essor de l’entreprise distribuée : une entreprise qui ne dispose plus de lien physique avec son salarié, et surtout une organisation agile, flexible qui fait de la confiance le principe de base de sa culture.
70% des entreprises américaines souffrent de difficultés pour recruter des talents, liées principalement à la rareté de candidats qualifiés. Les entreprises souvent limitées aux bassins d’emplois locaux se concentrent dans les grandes métropoles où la concurrence est élevée. Grâce au WFA, le marché du travail devient un marché globalisé offrant des ressources qualifiées provenant du monde entier.
Cet avantage, les entreprises en WFA l’ont compris et certaines l’utilisent même pour s’abstraire des lois sur l’immigration. C’est le cas de Mobsquad, une startup américaine qui a profité du WFA pour contourner les quotas sur les travailleurs immigrés aux Etats-Unis. Mobsquad a mis à disposition des espaces de co-working au Canada, pays aux règles d’immigrations plus clémentes et invitent ses nouvelles recrues à s’y installer.
Lors de son passage en WFA, la direction de la startup Payfit a interrogé ses salariés : 91% d’entre eux ont déclaré qu’ils se sentiraient plus épanouis dans un cadre plus flexible. La flexibilité est la première motivation invoquée par les salariés qui choisissent de travailler à distance.
En 2013, l'USPTO (Bureau Américain des Brevets et des Marques de Commerce) a été pionnier dans la mise en place d’un modèle de WFA. Un an plus tard, le bureau obtenait une place en tête du classement « Great place to work », les salariés indiquaient avoir vu leur bien-être au travail largement augmenté.
Quelle corrélation entre WFA et rétention des salariés ?
Le Work From Anywhere a un impact positif sur le taux de turnover des entreprises. Le télétravail donne en effet un sentiment de contrôle de son temps et des tâches à réaliser. Il permet ainsi d’accroitre le sentiment d’autonomie, la motivation au travail et l’implication organisationnelle. Plus les employés ont une part élevée de télétravail dans leur temps de travail, plus ils sont impliqués envers leur organisation, moins ils sont épuisés émotionnellement et moins ils ont l’intention de quitter leur entreprise.
Selon l’institut Sapiens, le télétravail aurait fait grimper la productivité des salariés de 22% depuis le premier confinement de 2020 , en cause la réduction des distractions et des perturbations. Mais qu’en est-il lorsque le télétravail ou Work from Home, se transforme en Work From Anywhere ? Une étude menée au sein d’une agence de voyage chinoise a montré que les salariés des centres d’appels ont vu leur productivité augmenter de 13% en moyenne suite à leur passage en WFA.
Un des avantages souvent évoqués en faveur du Work From Anywhere est la possibilité d’optimisation des coûts immobiliers. La diminution des surfaces immobilières représente une économie significative pour les entreprises. La société américaine IBM a été une des premières a généralisé le télétravail. Mis en place dès 1983, en 2009 ce sont plus 40% des salariés sur un total de 386 000 qui télétravaillaient dans 173 pays. L’entreprise en adoptant cette stratégie a ainsi pu réduire sa surface de bureaux de plus de 58 millions de m2 et réaliser des économies de 2Mds de dollars . Cet argument est toutefois à nuancer avec la génération de coûts ad hoc (multiplication des espaces de coworking, versement de primes pour le télétravail).
Le droit du travail et les contraintes légales représentent le premier frein à la généralisation du Work From Anywhere. Il est vrai que l’assouplissement des législations concernant le travail à distance constitue un risque pour la protection des salariés. Sous quel contrat embaucher un salarié qui travaille pour une entreprise française mais choisit d’aller travailler à Dubaï ? Où s’arrête la frontière entre accident du travail et accident domestique quand mon lieu travail est aussi mon lieu de domicile ? Les questions sont nombreuses et les études ont encore trop peu de recul pour évaluer l’impact réel du WFA sur le droit des travailleurs. Toutefois, si la tendance du WFA se généralise, il semble évident que les gouvernements devront adapter les législations pour les rendre plus souples et plus compatibles avec un mode de travail flexible. Certains pays ont déjà pris les devants, c’est le cas de l’Estonie ou de la Croatie qui ont mis en place des visas spéciaux pour faciliter l’installation de Digital Nomads sur leur sol.
Les effets pervers du travail à distance ont été largement documentés à la suite du premier confinement de mars 2020 tant sur le plan physique que psychologique. Les services de ressources humaines sont ici d’autant plus essentiels qu’ils doivent être en mesure de repérer les situations critiques à distance. L’isolement des salariés est une des principales problématiques mentionnées pour les salariés qui travaillent en full remote et les mécanismes de protection sont plus complexes à mettre en œuvre. Les jeunes collaborateurs sont les plus susceptibles souffrir de l’éloignement de l’entreprise et de manque de contact.
Le WFA a aussi connu des échecs. C’est le cas des deux géants américains : Yahoo & IBM. Après avoir basculé 40% de ses 386 000 employés en télétravail, IBM rappelait des milliers de salariés dans les bureaux en 2017. En cause ? Le manque d’innovation. Le « Big blue » était de plus en plus concurrencé par les startups aux organisations traditionnelles mais plus agiles, collaboratives et innovantes. Le constat : l’entreprise n’a pas été capable de favoriser la collaboration à grande échelle. Le travail à distance impacte sur la communication entre les collaborateurs : les échanges sont moins spontanés, le langage corporel absent, l’émulation collective plus difficile à obtenir. Une étude menée par des chercheurs de l’université d’Irvine a mesuré l’impact que peut avoir une situation critique selon qu’elle est traitée en personne ou par messagerie interposée. L’objet d’étude portait sur une anomalie lors d’un vol en simulateur. En à peine 24 secondes, le pilote et le copilote ont solutionné le problème utilisant uniquement leur langage corporel, quand il aurait fallu plus d’une dizaine d’échanges de messages à distance (10).
L’étude des entreprises qui ont recours au Work From Anywhere révèle qu’il n’existe pas de modèle à suivre. La flexibilité étant le maître mot, chaque organisation choisit un cadre, des contraintes et des processus qui lui sont propres, adaptés à son écosystème, à ses salariés et à son mode de production.
L'USPTO a par exemple imposé un parcours mixte pour ses salariés : durant leurs deux premières années, les nouveaux entrants sont contraints de travailler depuis les bureaux. Une fois ce délai écoulé, ils ont la possibilité de travailler d’où ils veulent à condition de prendre en charge les frais de transport pour se rendre aux bureaux ponctuellement. L’entreprise veille ainsi à l’intégration de sa culture d’entreprise et fait du WFA un levier de fidélisation des nouveaux arrivants. GitLab a mis en place un système très différent. Le modèle du 25/25 : 25 jours de présence maximum au siège par an et 25% des employés maximum sur site. Cette règle vise ainsi à garantir l’équité entre les salariés qui travaillent à distance de ceux qui viendraient au siège. Dropbox impose un cadre horaire durant lequel les équipes doivent être disponibles pour les meetings et les discussions spontanées. Ainsi, les équipes de la zone Asie-Pacifique doivent être accessibles de 9h à 13h. Le reste du temps, chacun est libre d’organiser son temps de travail comme ils le souhaitent.
Peu d’entreprises ont passé le cap d’abandonner à 100% leur bureaux. Lors de ces dix dernières années, le bureau a constitué un levier d’attractivité pour les entreprises : open space au design attractif, espaces de détente, avantages en nature etc. Les géants du web ont largement investi dans les espaces de travail pour attirer et fidéliser leurs talents. Vont-ils abandonner ce modèle pour le full remote ? C’est peu probable. Si le bureau n’est plus l’apanage, les jeunes travailleurs sont en demande d’espaces de collaboration et de camaraderie. Les entreprises distribuées auront donc fort intérêt à conserver des espaces de rencontres pour faire vivre leur culture et favoriser l’attachement à leur organisation. On peut donc imaginer que des modèle hybrides émergeront : le travail à distance devient la règle tandis que le bureau se convertit en un lieu de rencontre et de collaboration ponctuel où s’exprime la culture d’entreprise. Ainsi Dropbox a choisi de convertir l’ensemble de ses 13 bureaux en « Dropbox studios », des espaces de rencontre pour les activités collaboratives ou moments de partage informels. Le travail individuel n’y sera plus possible.
La responsabilisation des salariés est un des piliers fondateurs du Work From Anywhere. Il ne s’agit pas d’imposer un cadre strict aux salariés mais plutôt leur proposer un cadre d’exercice de leur travail flexible, adaptable et personnalisable. Spotify par exemple propose plusieurs modèles d’organisation laissés au choix du salarié. Le “Office mix” : les employés pourront se rendre dans les locaux du monde entier de la marque suédoise ou dans un de ses espaces de co-working deux à trois jours par semaine ou Le « Home Mix » : le salarié travaille principalement à domicile mais peut se rendre au travail si besoin. Les salariés devront s’engager sur un des deux modèles pour une durée de 12 mois permettant ainsi à l’entreprise d’adapter sa logistique.
La culture de l’asynchrone c’est la capacité qu’a une entreprise à opérer sans que l’ensemble des parties prenantes interagissent au même moment. L’entreprise distribuée repose en grand partie sur un mode de fonctionnement asynchrone. Conséquences : l’écrit remplace l’oral, la formalisation la spontanéité. La formalisation des process et du cadre est très souvent évoquée par les dirigeants d’entreprises qui fonctionnent en WFA. Gitlab, la société américaine qui a donné son nom à la plateforme de développement collaborative, a fait de la communication asynchrone le cœur de son modèle 100% remote. Leur approche ‘the handbook first’ consiste à documenter absolument tout. Leur credo : des documents à la place des machines à café. Les décisions ne se prennent plus que via échanges écrits : plus inclusifs, intemporels et facilement traçables. Ainsi des valeurs aux process, ce sont plus de 3000 pages de leur répertoire qui sont accessibles à tout moment à leurs salariés.
La transmission de la culture d’entreprise est le plus grand challenge d’un modèle distribué. Comment remplacer ce lien physique qui fait d’une organisation une communauté vivante ? Comment favoriser la camaraderie et les liens personnels ?
Dans une entreprise distribuée, la culture n’est pas la résultante d’une communauté d’individus qui travaillent côte à côte, mais le produit d’une action volontariste, portée par ses dirigeants et relayée par ses managers. Leur rôle devient central pour défendre la culture d’entreprise à travers chaque action :
A l’aune de ces nombreux exemples, on comprend que les outils du numérique offrent de formidables opportunités pour les entreprises d’adopter des modèles d’organisation nouveaux, flexibles et responsabilisant. Le Work From Anywhere répond à cette promesse mais pose un certain nombre d’exigences aux entreprises distribuées : une capacité à développer un modèle équitable, transparent, formalisé mais surtout à bâtir une culture d’entreprise forte portée par ses dirigeants et incarnée par ses équipes.