Introduction
« Si vous voulez faire quelques petites choses correctement, faites-les vous-même. Si vous voulez faire de grandes choses et avoir un grand impact, apprenez à déléguer. » John C. Maxwell
Peut-être avez-vous déjà entendu cette citation de John C. Maxwell, prolifique auteur et conférencier, qui a beaucoup travaillé sur la question du leadership. Il n’est pas le seul à l’avoir traitée, loin de là, à tel point que la pratique de la délégation de responsabilité est devenue constitutive à part entière du management moderne.
Chez Aneo d’ailleurs, qui fonde son modèle d’organisation sur une large horizontalité, et mise donc sur la responsabilisation et l’autonomie de ses salariés, c’est une pratique devenue largement implicite et culturellement intégrée. Mais justement, le caractère devenu presque naturel et évident de ce concept ne nous conduit-il pas à oublier d’en questionner les limites et les risques qu’il fait peser sur les individus et les organisations ? Quelles précautions, quel cadre et quelles règles sont nécessaires à un exercice bénéfique de la délégation de responsabilité ? Cette question est d’abord la nôtre, à nous acteurs et prescripteurs de la transformation des entreprises. Je vous propose donc de préciser ce que nous entendons par délégation de responsabilité, d’aborder son histoire et ses origines, d’explorer les bénéfices qu’on peut en tirer, les risques qu’elle induit et les contre-mesures qu’il est possible de mettre en œuvre pour s’en prémunir.
Qu’est-ce que la délégation de responsabilité ?
Une précision tout d’abord : nous parlons ici de responsabilité d’action, c’est-à-dire de la mise en œuvre d’une tâche confiée par un tiers, et dont la finalité est définie par lui. Le responsable de l’action, c’est la personne désignée par une instance de décision pour gérer, diriger ou exécuter l’action. Il n’en est pas nécessairement à l’origine, mais il portera devant le commanditaire la responsabilité en cas de succès, de retard ou d’échec. D’ailleurs, ne pas désigner de responsable d’action est encore le meilleur moyen de s’assurer que l’action ne sera jamais exécutée. Un autre excellent moyen d’enterrer une action est de désigner plusieurs responsables ; il faut donc que le responsable soit unique.
La pratique de la délégation de responsabilité, est sans doute inhérente à toute société humaine, dès lors qu’elle doit organiser collectivement son action. En tous cas, c’est une question qui agite de nombreux penseurs, de Platon à David Marquet.
Découvrir les bénéfices de la délégation de responsabilité.
La délégation de responsabilité au fil des siècles
De l’antiquité jusqu’au moyen-âge
C’est une question ancienne, au moins plurimillénaire : dès le IVème siècle avant notre ère, Platon propose une vision de la cité divisée en classes spécialisées, auxquelles sont attribués des rôles distincts [3]. Les Philosophes-Rois, en tant que gouvernants éclairés, délèguent les tâches militaires au groupe des Guerriers et les fonctions économiques aux Producteurs. Dans ce modèle, la délégation est non seulement un mécanisme pratique, mais aussi un principe éthique fondamental. De Cicéron [4] à Lao-Tseu [5], en passant par Aristote [7] et Confucius [6], nombre d’auteurs antiques se sont aussi intéressés à la question.
Couronnement d’Hugues Capet (987) (miniature extraite d'un manuscrit du XIVe siècle, BNF) : la couronne placée par un représentant de l'Église symbolise la consécration divine du roi ; cela signifie que le roi est choisi par Dieu et que son autorité est légitimée par une autorité supérieure, celle de Dieu.
Pendant la période contemporaine
Plus près de nous, les grandes réformes militaires prussiennes du début du XIXème siècle ont vu le principe de délégation de responsabilité franchir un bond théorique considérable. À la suite du désastre militaire de la Prusse aux batailles d’Iéna et d'Auerstedt face aux armées Napoléoniennes, le général Gerhard von Scharnhorst introduit le concept tactique central de auftragstaktik, que l’on peut traduire par “tactique par la mission”. Il consiste à confier au commandement le soin de définir les objectifs de la mission, ainsi que les moyens alloués à sa réalisation ; l’échelon inférieur, jusqu’au bataillon opérationnel sur le terrain, a, quant à lui toute latitude quant à l’exécution de la mission. Il est à opposer au concept traditionnel de Befehlstaktik, répandu dans la plupart des autres armées jusqu’au milieu du XXe siècle ; ce terme pourrait lui être traduit par « tactique par le commandement », sous-entendu quand celui-ci dirige l’action par des séquences précises d’ordres détaillés [1].
“Les 12 Salopards” de Robert Aldrich (1967) met en scène un groupe d’ex-prisonniers américains envoyé derrière les lignes allemandes pendant la seconde guerre mondiale qui, une fois sur le terrain, doit opérer indépendamment et prendre des décisions cruciales sans le soutien direct de sa hiérarchie.
Le concept de auftragstaktik donnera lieu à de nombreux succès tactiques des armées allemandes, et reste largement promus jusqu’à nos jours par la Bundeswehr. Après 1945 surtout, ses principes furent repris par de nombreuses armées dans le monde, même si généralement circonscrites aux forces spéciales [2].
Clin d’œil : un serious game bien connu des coachs Agiles est le jeu « Draw me a meadow ». Ce jeu oppose 2 équipes auxquelles il est demandé dans un temps limité de dessiner une belle prairie bucolique ensoleillée et fleurie, dans laquelle broutent quelques vaches. A la différence près que les instructions de l’une des deux équipes s’accompagnent d’une liste précise et exhaustive de tout ce que le donneur d’ordre souhaite voir apparaître sur le dessin : 34 brins d’herbe verte, 6 papillons bleus et 3 rouges, 5 vaches dont 3 avec des tâches noires, 6 fleurs avec 4 pétales rouges et 2 feuilles vertes... etc. Sans surprise, l’équipe dotée des instructions détaillées réalisera un dessin bien moins harmonieux, bancal, disparate et bien souvent largement inachevé : focalisée sur les détails, elle en aura oublié le sens et l’intention générale. Quelle meilleure illustration des concepts de auftragstaktik et de Befehlstaktik, n’est-ce pas ?
Illustration d’une session de jeu Draw me a meadow (réalisé avec un outil de travail collaboratif)
Dans le management moderne
Historiquement, il n’est pas rare que les concepts théoriques forgés dans des cadres militaires débordent dans la société civile, et ce n’est donc pas un hasard si on retrouve celui de la délégation de responsabilité largement adoptée par les théories du management de la seconde moitié du XXème siècle. Ainsi logiquement d’abord en Allemagne, ou le modèle de Bad Harzburg, développé dans l’école de management du même nom fait du management par délégation de responsabilité son principe central [8]. L’employé décide lui-même de la manière de répondre aux exigences qui lui sont imposées. Les managers adoptent une position d’observation et de contrôle du résultat obtenu, et n'interviennent que lorsque la situation l’exige. La décentralisation de la prise de décision et l’implication des employés dans les décisions à prendre présentent des avantages évidents. La division de la responsabilité en une responsabilité d’action de la part des employés et une responsabilité de direction de la part des supérieurs est censée profiter aux deux parties, ainsi bien sûr qu’à l’entreprise (voir plus loin).
“Le chemin vers la délégation de responsabilités dans l’entreprise”, de Reinhard Höhn, concepteur du modèle de Bad Harzburg, en collaboration avec Gisela Böhme (1970)
S’il a formé jusqu’à peu des centaines de milliers de cadres en Allemagne, le modèle de Bad Harzburg ne s’est guère exporté au-delà du monde germanophone, du moins en l’état. Toutefois son principe fondateur se retrouvent chez de nombreux théoriciens du management moderne, tels que Peter Drucker, Rensis Likert ou Stephen Covey. À titre d’exemple récent, et en connexion avec la pensée militaire, David Marquet, ancien commandant du sous-marin nucléaire USS Santa Fe, a démontré de manière simple et percutante l’intérêt du modèle Leadership Intent-Based (Leadership basé sur l'intention). Il a encouragé ses subordonnés à prendre des initiatives et à assumer des responsabilités plutôt que d'attendre ses ordres. Sa philosophie repose sur la transformation des suiveurs en leaders, en leur donnant la confiance et l'autonomie nécessaires pour prendre des décisions.
« Réalisez les projets avec des personnes motivées. Fournissez-leur l’environnement et le soutien dont ils ont besoin et faites-leur confiance pour atteindre les objectifs fixés. » Manifeste Agile, 5ème principe, 2001
Au-delà du management, et plus précisément dans les pratiques de l’Agilité d’entreprise, David Marquet est ainsi mis en avant pour illustrer le principe de décentralisation de la prise de décision de l’un des Frameworks d’Agilité à l’échelle les plus usités : SAFe. Plus génériquement, la délégation de responsabilité est au fondement du 5ème principe énoncé dans le Manifeste Agile. Ainsi dans les organisations du travail moderne, le principe de la délégation de responsabilité est largement intégré, naturel - et de fait peu questionné.
Quels bénéfices attendre de la délégation de responsabilité ?
La délégation de responsabilité confère des avantages non seulement pour ceux qui délègue des responsabilités et ceux qui les reçoive, mais également pour l’organisation dans son ensemble.
Pour celui qui délègue la responsabilité
« Un leader est meilleur quand les gens à peine savent qu’il existe, quand son travail est fait, son objectif accompli, ils diront : nous l’avons fait nous-mêmes. » Lao-Tseu, Tao Te Ching, chapitre 17
Tout d’abord, lorsqu’il délègue tout ou partie de la responsabilité de l’exécution de certaines tâches qui lui étaient dévolues, le donneur d'ordre gagne de façon directe du temps et de l’énergie. Ce gain de temps peut être alors consacré à des tâches de plus forte valeur ajoutée, potentiellement moins urgentes (mais non moins importantes : veille, prospection, idéation…) et mieux corrélées à ses compétences nominales : stratégie, communication, représentation… C’est aussi l’opportunité pour le manager d’investir les pratiques du servant-leadership, ou il se met dans la position d’aider son équipe à réaliser les objectifs que lui-même a fixé [14]. Douglas McGregor a également souligné que la délégation réduit la surcharge de travail et le stress des managers, leur permettant de rester plus efficaces et concentrés [12].
Pour celui qui assume la responsabilité
“Les responsabilités nous envahissent, c'est vrai. Mais, sans elles, qu'est-ce qu'on s'ennuie.” François Mitterrand
Les bénéficiaires de la délégation de responsabilité quant à eux démontrent une motivation individuelle et collective accrue, et un engagement plus intense du fait de la confiance qui leur est faite. De façon logique, ils voient leur propre confiance en eux augmenter, et leurs compétences se développer. Par ailleurs, David Marquet a insisté sur l'importance de la délégation pour développer des leaders à tous les niveaux de l'organisation, en leur donnant plus de responsabilité et de pouvoir décisionnel : ils sont ainsi mis en situation de démontrer de manière objective leurs capacités en matière de leadership, et de justifier par des actes leur évolution dans l’organisation [11].
Pour l’organisation dans son ensemble
L’organisation dans son ensemble bénéficie elle aussi de la généralisation des pratiques de délégation de responsabilité. Peter Drucker a par exemple mis en avant le fait que la délégation de responsabilité permet d'améliorer la qualité des décisions en les rapprochant des points de connaissance et d'action [9]. Michel Crozier quant à lui a insisté, parmi d’autres, sur le fait que la délégation permet aux organisations de devenir plus flexibles et réactives face aux changements et aux défis, en décentralisant la prise de décision [13]. Enfin le fait que les employés soient valorisés dans leur expertise et mis en confiance les conduit à proposer plus librement des idées et à prendre des initiatives, ce qui favorise plus largement une culture de l’innovation dans l’organisation entière.
“Big Picture” du principe de décentralisation de la prise de décision par David Marquet [17]
La pratique de la délégation de responsabilité offre donc des avantages clairs pour les différentes parties. Pour les dirigeants, elle permet notamment de se concentrer sur les tâches stratégiques par l’obtention d’un gain de temps. Pour les employés, elle offre des opportunités de développement, de motivation et de leadership. Enfin, pour l'organisation, elle améliore l'efficacité, la qualité des décisions, la flexibilité et la culture d'innovation.
Et bien sûr pour ceux qui bénéficient du travail réalisé
Une action donne lieu à un produit ou un service, qui bénéficie à un ou plusieurs clients, consommateurs, usagers, etc. Eux aussi tirent avantage d’une action qui a été déléguée au plus près du terrain, maximisant ainsi les chances que le produit ou le service soit véritablement adapté à leurs besoins réels. C’est ce qu’expliquait Pierre Sinodinos (CEO d’Aneo) dans ce TedEx en 2018 : “scalez la culture et l’intention - pas le produit”. Plutôt que de répliquer et de proposer indéfiniment le même produit à ses clients, sous le seul prétexte qu’il fonctionne bien dans un contexte donné, mieux vaut pour une entreprise de répliquer les intentions qui ont donné lieu au succès du produit initial dans de multiples autres produits adaptés à de nouveaux contextes - et bien sûr réalisés par des acteurs qui auront su comprendre l’intention, et innover.
Mc Donald au Japon a créé le Spicy Teriyaki burger en 2019
Quels sont les risques inhérents à la délégation de responsabilité ?
La délégation de responsabilité ne présente pas que des avantages. Elle comporte même nombre de risques de disfonctionnements, au potentiel destructeur.
Des disfonctionnements
Un défaut de formation, un déficit de compétence ou d’expérience des individus destinataires des transferts de responsabilité, conduisant à une mauvaise compréhension du sujet, peuvent entrainer une qualité d’exécution décevante, entraînant des pertes de temps et de ressources pour corriger ou rétablir la situation. Dans certains contextes opérationnels critiques, la sécurité et la fiabilité des opérations peuvent également être mises en danger, avec des conséquences désastreuses, comme le souligne David Marquet, fort de son expérience de commandant d’un sous-marin nucléaire [11]. Cela conduit à très court terme à une dégradation du niveau de confiance entre les parties, incitant souvent le manager à un surcroit de micro-management et de contrôle, qui en retour, dans une forme de cercle vicieux, démotive les employés et réduit leur productivité.
Modern Analyst Media LLC (2020)
D’autre part, une délégation trop précoce ou trop intense, surtout lorsqu’elle ne s’accompagne pas des moyens nécessaires à l’exécution des tâches, suscite bien souvent le surmenage des subordonnées. Comme Stephen Covey l’a démontré, le stress et l'épuisement professionnel induits impliquent naturellement une baisse des performances, et une augmentation du turnover [10].
De la désorganisation
Dans une startup, du fait d’enjeux simples, du nombre réduit d’acteurs, souvent de leur colocalisation dans quelques mètres carrés, d’une relative horizontalité hiérarchique et de la nécessité de la polyvalence, l’alignement de chacun sur la vision commune est facilitée et naturelle. Dans une grande organisation, la réalité est toute autre. L’officier britannique John Adair, qui a travaillé sur les questions de leadership, observe que la délégation sans une communication claire et un alignement des opérations avec la vision stratégique - typiquement portés auprès de l’équipe par le manager - peut conduire à la perte de coordination entre les équipes, puis les départements, jusqu’à les isoler au sein d’une même organisation : les fameux silos fonctionnels ou techniques [15].
« Le leadership est l’art d’amener quelqu’un d’autre à faire quelque chose que vous voulez, parce qu’il veut le faire. » Dwight D. Eisenhower [19]
De son coté, Michel Crozier a mis en évidence que la délégation peut parfois renforcer des structures de pouvoir informelles et des jeux de pouvoir, où certains individus ou groupes peuvent acquérir une influence excessive, générant ainsi des tensions internes nuisant à la cohésion et à la collaboration [13].
Une dilution des responsabilités
Dans les organisations nombreuses qui pratique largement la délégation de responsabilités, la délégation se fait naturellement en cascade : chaque échelon de l’organisation se voit tenu responsable de tout ou partie d’une responsabilité confiée par l’échelon supérieur, qu’il va lui même déléguer, en tout ou partie aux échelons inférieurs, qui feront de même…
Il devient alors plus difficile d’identifier les donneurs d’ordre et donc de les tenir pour responsable des des échecs éventuels. Les exemples récents ou plus anciens ne manquent pas, souvenons-nous par exemple de cette formule restée célèbre, “responsable mais pas coupable”, qui dans l’Affaire du sang contaminé à la fin des années 80 avait suscité de nombreux débats autour des questions de responsabilité d’action et de décision.
Si les donneurs d’ordre (les vrais responsables ?) sont souvent difficiles à identifier - ou à mettre cause - il n’en est pas de même pour les exécutants. Parce qu’on peut les relier très directement à l’action en cause, ils sont évidemment bien plus facilement identifiables. Il existe même un mot pour cela : le lampiste. Pour autant, l’exécutant ne saurait être déclaré irresponsable. Ce débat fait régulièrement rage, comme par exemple en Allemagne en 2024 lorsque la condamnation pour complicité de meurtre Irmgard Furchner, ancienne sténotypiste du camp de concentration de Stutthof, a été confirmée : le tribunal a ainsi rappelé que “son travail aurait été nécessaire à l’organisation du camp et à l’exécution des actes cruels et systématiques de mise à mort”.
Ainsi, l’Histoire a largement démontré que cette dilution des responsabilités se révélait bien pratique lorsque les résultats n’étaient pas au rendez-vous, ou plus tragiquement lorsque les moyens employés étaient contraires à la loi ou à l’éthique.
“Une fois la fin définie, l’objectif défini, le calcul des moyens était laissé à l’appréciation du subordonné. Donc le subordonné était libre d’obéir parce qu’il devait obéir, certes, mais dans la liberté du choix des moyens. Ce qui avait une conséquence : s’il échouait, comme il avait la liberté, il avait la responsabilité, donc ça fait peser sur les échelons inférieurs la responsabilité totale de la réussite et aussi de l’échec de la mission.” Johann Chapoutot, Libre d’Obéir [8].
En conclusion, la délégation de responsabilité, bien qu'elle présente de nombreux avantages, comporte divers risques, qui s’ils se matérialisent peuvent être lourds de conséquences, pour ceux à qui la responsabilité est déléguée en premier lieu, pour les commanditaires - et évidemment pour les tiers. Il importe donc, sinon de les supprimer, du moins de les contenir pour éviter qu’ils ne se transforment en problèmes rédhibitoires pour les individus, comme pour l’organisation dans son ensemble.
Quelles précautions mettre en œuvre ?
En tant qu’acteurs des projets de transformation des organisations, et donc spontanément promoteurs enthousiastes du principe de délégation de responsabilité (entre beaucoup d’autres choses !), nous, Cercle Agile d’Aneo, coachs Agiles, Scrum Masters et autres Product Owners, considérons que nous devons prendre garde aux risques mentionnés plus haut, et mettre en œuvre les contre-mesures adéquates. Laissez-nous à présent vous faire part des conclusions de nos travaux, enrichis de la littérature et des connaissances relatives à ces questions [16].
Extrait de l’atelier Quelles limites à la délégation de responsabilité ? (plénière du Cercle Agile 25 avril 2024)
Définir le cadre d’action
Tout d’abord il semble naturel que les rôles et responsabilités des uns et des autres soient clairement explicités, au travers par exemple de fiches de poste ou d’un RACI (pour Responsible, Accountable, Consulted et Informed) qui désigne les rôles et responsabilités relatives aux activités ou aux processus d’une organisation. Surtout nous tenons comme essentiel que les conditions d’exercice de la délégation de responsabilité doivent être explicitement décrites et publiquement visibles à tout moment par tous les acteurs et parti-prenantes. Le périmètre dans lequel s’exerce la délégation, sa portée et son cadre temporel doivent notamment être définis au préalable.
Peter Drucker relève pour sa part que les critères d’évaluation doivent être également explicités [9]. Stephen Covey suggère de mettre en place des objectifs SMART (Spécifiques, Mesurables, Atteignables, Réalistes, Temporels) [10]. Nous ajoutons que l’acceptation formelle des subordonnés est requise au moment de la délégation, d’abord pour lever toute ambiguïté sur les attendus de part et d’autre, et d’autre part pour s’assurer que les conditions d’attribution de la tâche sont remplies.
“Chacun a la responsabilité morale de désobéir aux lois injustes.” Martin Luther King
De manière tout aussi explicite et essentielle, nous pensons qu’il convient de définir les règles éthiques qui présideront à l’exécution des tâches. Cela peut éventuellement s’intégrer plus largement dans l’organisation au travers de l’application des pratiques RSE relatives aux thématiques des droits de l’homme et de la loyauté des pratiques.
Allouer les moyens nécessaires
Il nous apparaît fondamental que les moyens alloués doivent être corrélés aux objectifs fixés dans le cadre de la délégation de responsabilité. Naturellement, il convient de s’assurer que l’équipe détient collectivement les compétences nécessaires à l’exécution de la tâche, ainsi que l’expérience requise. Il est tout aussi indispensable de les formaliser publiquement. La formation, continue toujours, et ad-hoc lorsque nécessaire, doit faire l’objet d’une attention particulière.
Par ailleurs, il nous apparaît souhaitable de confier à l’équipe même le soin d’estimer l’effort ou le délai nécessaire à la réalisation d’une tâche. C’est une pratique notamment essentielle du framework Agile d’équipe le plus répandu, Scrum, lorsque pendant l’événement Sprint planning l’équipe sélectionne une série de tâches (parmi une liste priorisée par le Product Owner) qu’elle estime raisonnablement avoir la capacité de réaliser dans la durée d’une itération.
Remarque : il est à noter que par la même occasion Scrum mentionne explicitement que l’équipe est seule responsable de la manière dont elle réalisera une tâche donnée. Nous considérons que cette affirmation doit être nuancée, comme c’est le cas dans d’autres pratiques Agiles, telles que SAFe avec la notion d’exigence non fonctionnelle [21], ou telles que Kanban avec les Policies, comme par exemple la fameuse Definition of Done.
Contrôler l’exécution
De plus, la délégation de responsabilité doit s’accompagner d’une synchronisation régulière et fréquente entre manager et subordonnés. Le manager supervise l’exécution des tâches déléguées pour surveiller les progrès réalisés.
Relevons que cette supervision n’est pas incompatible avec la posture de servant leader évoquée plus tôt. Le manager doit susciter puis cultiver l’autonomie des subordonnés, en prenant garde de ne pas interférer constamment dans la réalisation des tâches, notamment par la réévaluation ou la requalification des objectifs fixés initialement (en cas de force majeure, une révision devrait être considérée comme une nouvelle tâche, entrainant de fait l’annulation de la précédente). Mais cette relation n’est pas unidirectionnelle : les subordonnés doivent remonter librement et dans un cadre de confiance les questions, doutes et difficultés qu’ils rencontrent dans l’exécution de leurs tâches.
« Le meilleur dirigeant est celui qui a suffisamment de bon sens pour choisir les meilleurs pour faire ce qu'il veut, et suffisamment de retenue pour ne pas les déranger pendant qu'ils le font. » Theodore Roosevelt [18]
Enfin, tous les auteurs traitant de la question de la délégation de responsabilité insistent sur la nécessité d’évaluer le résultat obtenu dans le cadre de la délégation (à minima à l’issue de son exécution, idéalement de manière régulière tout au long de celle-ci). Au-delà de son caractère propre, en ce qu’il permet d’objectiver la qualité du travail réalisé, cette évaluation s’inscrit dans un processus d’amélioration continue des performances. Pour notre part, nous suggérons vivement d’y ajouter l’évaluation des moyens employés, au regard des règles ou des contraintes (y compris éthiques) qui avaient été fixées préalablement. Cette évaluation doit être réalisée de façon tout aussi objective ; pour ce faire, la mobilisation de pairs extérieurs à l’équipe peut apparaître souhaitable (par exemple au sein d’une communauté transverse de pratiques, ou chapter dans la terminologie Spotify, ce qui contribuera par ailleurs à limiter la formation de silos fonctionnels ou techniques).
Conclusion
Nous avons vu ensemble que le concept de délégation de responsabilité est un principe qui a fait l’objet de nombreux travaux à travers le temps, et qui a trouvé aujourd’hui naturellement sa place dans les pratiques de management modernes. Nous avons constaté en effet les bénéfices considérables que pouvaient en tirer les individus et les organisations, et dont il ne peut être question de se passer tant nous en tirons tous parti. Mais nous avons aussi pris conscience des risques qu’il faisait peser en retour. Former les collaborateurs, développer leurs compétences, clarifier les rôles et responsabilités, superviser efficacement l’exécution des tâches déléguées, gérer les dynamiques de pouvoir et maintenir la cohérence et la coordination au sein de l'organisation sont autant de moyens de s’en prémunir. Au travers de ces quelques précautions et contre-mesures que nous pouvons vous aider à mettre en œuvre, nous espérons qu’elles vous assureront une délégation de responsabilité réussie et bénéfique pour tous les acteurs de votre organisation et pour vos clients ou usagers.
Références
[1] Donald E. Vandergriff (2018) «How the Germans Defined Auftragstaktik: What Mission Command is - AND - is Not” (https://smallwarsjournal.com/jrnl/art/how-germans-defined-auftragstaktik-what-mission-command-and-not)
[2] Jean-Dominique Merchet (2015) dans l’Opinion : « Histoire : les cinq guerres de Zeev Sternhell » (https://www.lopinion.fr/secret-defense/histoire-les-cinq-guerres-de-zeev-sternhell) qui nous apprend que parmi les armées modernes, Tsahal applique massivement et dès sa création le concept d’Auftragstaktik.
[3] Platon dans La République ( entre 387 à 370 av J.-C.) imagine une société idéale structurée en trois classes principales : les producteurs, les guerriers (ou gardiens auxiliaires), et les philosophes-rois. Cette structure repose sur la spécialisation et la délégation de responsabilités, où chaque classe a des rôles et des tâches spécifiques.
[4] « Officium est magistratus curare ut singuli actuum suorum rationem reddant. » Cicéron dans De Officiis (Des Devoirs, 44 av J.-C.) aborde la question de la responsabilité et de la délégation dans le cadre de l'administration publique. Il souligne que ceux qui occupent des positions de pouvoir doivent déléguer des responsabilités à des subordonnés compétents tout en restant responsables des résultats.
[5] Lao-Tseu dans Tao Te King (autour de 600 av J.-C.) parle indirectement de la délégation de responsabilité à travers ses enseignements sur le non-agir (wu wei). Il suggère que les dirigeants sages permettent aux choses de se dérouler naturellement en favorisant un leadership subtil et une gouvernance non intrusive.
[6] Confucius dans Les Entretiens (entre 551 et 479 av. J.-C., et ultérieurement), bien que plus axé sur l'éthique et la moralité, a également parlé de la délégation dans le contexte du gouvernement et de la famille. Il a souligné l'importance de l'autorité morale et de la compétence des dirigeants, qui doivent déléguer les tâches appropriées à ceux qui sont dignes de confiance et compétents.
[7] Aristote dans "La Politique" (entre 335 et 323 av. J.-C.), discute de la structure des gouvernements et des rôles différents au sein de la polis (cité-État). Il met en avant l'importance de la division du travail et des responsabilités, reconnaissant que la délégation est nécessaire pour une administration efficace et pour permettre aux dirigeants de se concentrer sur les décisions stratégiques.
[8] Professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne. Johan Chapoutot est l'un des spécialistes français de l'histoire allemande au XXème siècle, et a travaillé notamment sur l'histoire culturelle nazie. Dans l’essai Libres d’Obéir (Gallimard 2020) il interroge l’essence du management moderne et en explore la généalogie, notamment au travers du parcours de l’Oberführer Reinhard Höhn (1904-2000), théoricien nazi de premier ordre et fondateur après la guerre de l’école de management de Bad Harzburg, célèbre outre-Rhin et pendant germanique de l’INSEAD en France ou de Harvard aux Etats-Unis.
[9] Peter Drucker dans The Practice of Management" (1954) et dans "Management: Tasks, Responsibilities, Practices" (1973) a insisté sur l'importance de la délégation comme moyen de permettre aux managers de se concentrer sur des tâches plus stratégiques. Il a souligné que la délégation efficace nécessite une compréhension claire des capacités des subordonnés et une communication continue.
[10] Stephen Covey dans "The 7 Habits of Highly Effective People" (1989) a mis en avant l'importance de la délégation comme un moyen de responsabiliser les individus et de développer leur potentiel. Il a distingué entre la délégation de responsabilité et la délégation d'autorité, insistant sur le fait que la véritable délégation implique la confiance et l'autonomie.
[11] David Marquet dans “Turn The Ship Around! A True Story of Turning Followers into Leaders” (2013) a illustré l'efficacité de la délégation de responsabilité dans un environnement militaire rigide, montrant que même dans des contextes où les structures hiérarchiques sont très strictes, il est possible de développer une culture de leadership distribué. Son approche met l'accent sur la communication claire des intentions, permettant aux subordonnés de comprendre les objectifs et de décider des actions à entreprendre pour les atteindre.
[12] Douglas McGregor dans "The Human Side of Enterprise" (1960) est connu pour sa théorie X et théorie Y. La théorie Y, en particulier, soutient que les employés sont capables d'assumer la responsabilité et de s'auto-diriger si on leur donne la possibilité, ce qui nécessite une délégation de responsabilité de la part des managers.
[13] Michel Crozier dans "Le phénomène bureaucratique" (1963) a analysé les organisations bureaucratiques et a montré que la délégation de responsabilité est souvent limitée par des structures rigides et des résistances culturelles, ce qui l’a conduit à plaider pour une plus grande flexibilité organisationnelle.
[14] Robert K. Greenleaf dans « The Servant as a Leader” (1970).
[15] John Adair dans "Effective Leadership" (1983) a développé un modèle de leadership basé sur trois cercles : la tâche, l'équipe et l'individu. Il a soutenu que la délégation de responsabilité est essentielle pour équilibrer ces trois aspects et pour développer des équipes performantes.
[16] Atelier collaboratif « Quelles limites à la délégation de responsabilité ? » mené lors de la Plénière du Cercle Agile d’Aneo du 25 Avril 2024.
[17] Cette illustration est issue de cette animation qui résume de manière ludique et éclairante le propos de David Marquet : https://www.youtube.com/watch?v=OqmdLcyES_Q.
[18] Theodore Roosevelt : « The best executive is the one who has sense enough to pick good men to do what he wants done, and self-restraint enough to keep from meddling with them while they do it. »
[19] Dwight D. Eisenhower : « Leadership is the art of getting someone else to do something you want done because he wants to do it. »