"Dans ce billet, je souhaite réfléchir aux bénéfices de l'adoption d'une posture assumée de coaching dans l’accompagnement d’une organisation vers de nouvelles modalités de travail, notamment agiles. Et, en creux, des raisons pour lesquelles cette démarche ne peut que très difficilement se réaliser dans une approche de conseil classique."
Sans faire excessivement offense aux « founding fathers » du Manifeste Agile, il me semble juste de dire que les fondamentaux de l’agilité d’entreprise trouvent leurs sources avant la fameuse retraite de février 2001.
De mon point de vue, si les 17 signataires venaient chacun porteur de pratiques concrètes, expérimentées pendant de nombreuses années (synthétisées dans le manifeste et ses 12 principes sous-jacents), les attitudes et les postures managériales et conceptuelles qui les caractérisent sont elles-mêmes issues, de deux concepts préexistants ; l’autonomie et l’apprenance.
La dimension de l’autonomie des personnes et des organisations trouve sa source dans les travaux de la psychologie humaniste (Carl Rogers, Bateson), l’école de Palo-Alto et ses nombreuses ramifications (Analyse transactionnelle, PNL, etc). Celle de l’apprenance est portée par le PDCA, le Lean Management et la systémie, dont les références vont de la théorie des Organisations de Berne à la 5e discipline de Peter Senge en passant par le management systémique théorisé dans les années 70 (Crozier, Mitzberg, Bern), sans même parler du cousinage avec le Lean Toyota. (1)
On remarquera, au passage, combien ces sources conceptuelles ont pour caractéristiques communes de se situer à l’opposé de l’efficacité supposée de la prédictivité, portée par la conduite de projet classique et du management par objectif.
Les « cadres agiles » (agile frameworks) m’apparaissent désormais comme des espaces privilégiés pour expérimenter, inventer et stabiliser des pratiques d’auto-organisation et d’amélioration continue, comme l’explique mon confrère émérite Christophe Keromen dans un article récent. (2)
En parlant du point de vue de l’Analyse Transactionnelle, on pourrait dire que l’autonomie des acteurs est la situation cible qui redonnera de l’intelligence, et donc de la création de valeur, aux relations humaines. Il s’agit donc pour les « terrains » (commanditaires, managers et équipes) de poser volontairement le choix d’un nouveau «scénario de vie».
Pour les accompagner dans cette démarche, les coachs veilleront à poser un cadre sécurisé d’expérimentation (protection) en vue de pratiquer de nouvelles formes de travail (permission) permettant de dépasser (puissance) les freins rencontrés par le collectif. Ils choisiront (suivant les contextes et les situations, la maturité de la relation et la position sur le cycle de l’autonomie) de pratiquer une ou plusieurs des diverses techniques qu’ils maîtrisent suffisamment pour les pratiquer sans risque pour eux-mêmes et/ou pour les personnes qu’ils accompagnent (reformulation, recadrage, interventions paradoxales…).
Il me semble que ces activités appartiennent clairement au champ des interventions de coaching. Notamment, car ces outils/postures nécessitent la création d’un lien de confiance d’une nature très particulière au sein d’un coaching nécessairement triangulaire (organisation, commanditaire, coachs). (3) Et qui donc est le porteur de ce cadre de confiance sinon le coach, appuyé sur l’éthique spécifique de son métier (4) ?
Depuis quelques années maintenant, nous essayons parfois d’englober la complexité de l’agilité dans le terme un peu fourre-tout de « mindset agile ». Selon moi, ce que ce terme cherche à décrire semble être le passage d’un mode de vision du monde à un autre. Avec comme territoire de départ un monde dont la cohérence est portée par des outils et des process et comme territoire d’arrivée un monde qui se structure au fur et à mesure, en s’appuyant sur des interactions riches, efficaces et transparentes entre les personnes.
Ce passage d’une vision du monde à un autre peut aussi s’apparenter à une « transformation de niveau II », une terminologie qui désigne une transformation permettant aux systèmes de dépasser leurs états actuels pour mettre en place de nouvelles régulations.
Dans le manifeste agile, le passage d’une visée du monde à une autre est clairement signifié par le terme « plus que » (en anglais « over »), comme dans la phrase « Les individus et les interactions PLUS QUE les outils et les process ». Ou bien « L’adaptation au changement PLUS QUE le suivi d’un plan ».
Il s’agit donc bien de remplacer, d’abandonner sinon en entier du moins en partie, des postures anciennes par de nouvelles ; de changer collectivement et fondamentalement d’une vision du monde à une autre. Ce changement collectif passe par des phases d’adoption/rejet, de redéfinition d’objectifs et d’expériences dans lesquelles les transformations s’opèrent.
A contrario, l’idée même qu’il serait possible de « travailler sur la culture » pour la rendre plus apte à « accepter le changement » ne repose sur aucun travail scientifique sérieux. Il est dommage qu’il fasse encore partie de la boîte à outils prêt-à-penser de certains cabinets.
En ce sens, les transformations «« agiles »» qui ajoutent plein de nouveaux mots/intitulés de poste/d’organisation (je vous laisse faire la liste !) mais souhaitent aussi ne rien changer des outils de pilotage, de management et d’évaluation qui les pilotent, sont vouées à ne pas aboutir. Elles portent intrinsèquement une tension (souvent violente) sur le collectif dont la résultante sera systématiquement un retour de balancier.
Dans l’approche classique des process compliqués, le consultant « connaît » la ou les bonnes solutions, car il maîtrise les bonnes pratiques qui mènent à la bonne fin des process. Cette approche est parfaitement louable et nécessaire si le monde dans lequel évolue l’organisation est un monde où les moyens pour mener une action sont connus et où la finalité est définie précisément.
Il en est très différemment du coach qui, pour sa part, « ne sait pas », car il incarne le parti pris selon lequel les situations complexes s’approchent de manière non linéaire, par des structures émergentes.(5)
Par sa pratique de l’intervention la plus minimale possible (la non-intervention du coach en transformation d’entreprise pourra faire l’objet d’un prochain article…), le coach permet au collectif de rentrer dans un processus d’apprentissage par boucle de rétroaction qui va lui permettre de faire émerger ses pratiques au fur et à mesure de sa découverte de l’environnement.
La devise de ces collectifs pourraient être « Nous ne savons pas exactement où nous voulons aller, nous ne connaissons pas vraiment les moyens à mettre en œuvre et… nous sommes OK avec ça ! ». Et la posture de coach l’accompagne directement par son « Je ne sais pas.. mais je sais que vous pouvez trouver ».
Ou bien, selon une formule dont la paternité revient à mon confrère Semeho Edhor, en s’inscrivant dans une attitude résolument SLAM : « Say Less, Ask More ».
Quand les coachs agiles interviennent dans des environnements qui ont construit une part de leur identité professionnelle sur leur capacité à prévoir comment ils atteindront la meilleure solution, forcément identifiée à l’avance, leurs propositions d’approches par des logiques itératives et incrémentales rencontrent forcément des oppositions et des incompréhensions.
La façon dont ils interagissent avec ces oppositions et ces incompréhensions va être signifiante dans les progrès que les collectifs feront (ou ne feront pas). Il va de soi que tenter de déployer d’une manière linéaire et prédictive une démarche non linéaire et non prédictive porte en soi sa part de contradiction… Qui fait partie de la dynamique de l’intervention.
En tant que coach agile ayant pour objectif l’autonomie et l’apprenance des terrains, le principal ennemi est donc la positon de « sachant » et de porteur du « savoir agile » qui le place en position haute ; une position fort confortable dans la première partie du cycle du coaching (dépendance...), et évidemment intenable par la suite (contre-dépendance, indépendance, interdépendance).
La palette d’intervention du coach agile va devoir nécessairement comporter des outils d’accompagnements individuels, d’accompagnements managériaux, d’accompagnements collectifs, d’accompagnements stratégiques… Ces accompagnements peuvent-ils être menés par la même personne en même temps ? Et en dehors de toute supervision ?
La raison semble commander l’inverse, mais ce n’est pas aussi simple que cela pour au moins deux raisons :
la plupart des cabinets de conseils -et des départements achats qui leur passent commande- sont souvent loin de comprendre quel sont le sens et la dynamique de ces prestations d’un nouveau type…
les coachs agiles, en France, sont généralement originaires des fonctions de managers, d’experts ou de consultants. Pour la plupart, ils ont saisi la dimension systémique de leurs interventions et l’injonction paradoxale qui réside dans le fait de « prescrire » de l’auto-organisation. Mais, la transition d’une posture haute à une posture basse n’est pas une mince affaire et passe par des bouleversements importants. And bad habits die hard.
Toutefois, ce nouveau métier est facilité par la professionnalisation du métier de coach (tout court) qui bénéficie maintenant de plusieurs décennies d’expérience, de fédérations professionnelles certifiantes, d’écoles de formation et récemment d’un titre professionnel reconnu.
La voie la plus évidente vers la professionnalisation du coaching agile, mais pas forcément ni la plus simple, ni l’unique, peut s’inspirer des étapes de la formation des coachs professionnels : travail thérapeutique, formation, supervision.
La question, il me semble, méritée d’être posée, car que restera-t-il de l’agilité à ces coachs agiles tiraillés entre la non-intervention/non-prescription et les prescriptions « agiles » issues soit du Manifeste Agile, soit des frameworks qui lui sont associés ?
Peut-être le titre de coachs d’organisation disposant d’une boîte à outils un peu particulière, celle de l’agilité, tout en ayant l’intelligence de savoir en sortir. Car, pour les coachs agiles aussi, la carte n’est évidemment pas le territoire.
Le déploiement de ces prestations/accompagnements d'un genre nouveau va prendre du temps pour s'intégrer dans les dispositifs de transformation des entreprises et collectivités qui désireront mener une mue profonde vers le statut d'organisations apprenantes.
Sans doute le temps nécessaire pour que les coachs agiles entreprennent leurs propres nécessaires transformations…
Et vous ? Qu’en pensez-vous ?
Notes
(1) La figure de Jacques-Antoine Malarewicz s’impose à la jonction de ces deux courants par exemple dans un de ses ouvrages-phare « Système et Entreprise » (Pearson, 2012)
(2) Christophe Keromen « Le cadre en question » https://www.linkedin.com/pulse/le-cadre-en-question-christophe-keromen/
(3) Vous pouvez vous référer aux « 12 opérations de coaching » selon le livre modélisant de François Délivré « Le métier de coach » au chapitre 15 (Eyrolles, 2013)
(4) Sur cette question « Savoir-être Coach : un art, une posture, une éthique » de Reine-Marie Halbout (Eyrolles, 2015) m’est toujours particulièrement éclairant
(5) Bien sûr, la référence majeure sur cette question est celle du Cynefin Framework de Dave Snowden (Cynefin, pour les francophones, se prononce Ka-Na-Vian 😉) : https://youtu.be/N7oz366X0-8