Cet article sur le capitalisme vertueux s’inscrit dans le cadre du sommet NextGen sur la transformation des entreprises, auquel j’aurai le plaisir de participer le 26-27 novembre prochains en animant deux tables rondes avec des décideurs du monde économique, politique et social.
Le capitalisme est un sport collectif
Chemins de fer, médicaments contre le cancer, réseaux électriques, ordinateurs… Les plus grandes réussites du capitalisme sont issues de la collaboration entre des centaines d’entreprises différentes. Le capitalisme est donc un sport collectif.
Au cœur de l’économie capitalistique, nous trouvons les grandes entreprises multinationales : constructeurs automobiles et aéronautiques; banques et compagnies d’assurance; géants pharmaceutiques…
En coordonnant la collaboration entre plein d’acteurs différents, ces grandes entreprises rendent possible la conception et la fabrication en masse de produits et services d’une complexité de plus en plus élevée. Dans certains cas, comme un avion Airbus ou une centrale nucléaire, les acteurs qui contribuent à la chaîne de valeur se comptent par centaines ! Par ce rôle de coordination, les grandes entreprises apportent beaucoup de valeur à notre société.
Le système actuel ne redistribue pas suffisamment la richesse
Le problème de ce système est que le rôle central de coordination permet aux grandes entreprises d’acquérir une position dominante vis-à-vis des autres acteurs de la chaîne de valeur. Au lieu de partager de manière juste les fruits de la réussite collective, beaucoup de grandes entreprises préfèrent alors accaparer le plus gros morceau du gâteau.
La révolution numérique n’a pas changé la donne. La vision des pionniers d’Internet, qui rêvaient d’un système économique plus décentralisé, a vite été éclipsée par l’émergence des grandes plateformes numériques.
Celles-ci sont devenues même plus puissantes que les anciens conglomérats industriels, car elles combinent au pouvoir financier une supériorité technologique sans équivalent. Au lieu de résoudre le problème, la digitalisation pourrait donc même finir par l’aggraver, en accentuant la concentration des richesses dans les mains de quelques grandes entreprises.
Si les marchés étaient parfaitement concurrentiels, ce problème ne se poserait pas : un acteur qui essayerait de capter une part trop grande de la valeur serait vite écarté par ses clients et ses fournisseurs, qui se tourneraient vers des concurrents à lui, aux pratiques moins rapaces.
Cependant la réalité de beaucoup de marchés est bien loin de la concurrence parfaite. Dans beaucoup de secteurs, on retrouve en réalité des oligopoles, parfois renforcés par des accords secrets de non-concurrence entre les acteurs leaders.
La technologie au service d’une plus grande justice distributive
Aujourd’hui, grâce au progrès des technologies numériques, nous avons l’opportunité d’envisager des modèles économiques complètements différents. Des modèles qui permettraient de combiner la puissance créatrice et innovatrice du capitalisme avec une plus forte justice dans la répartition des richesses.
Imaginons un système qui connecterait les systèmes d’information de tous les acteurs économiques – les entreprises (grandes et petites), les Etats, les centres de recherche… En s’appuyant sur des technologies comme la blockchain, ce système collecterait et partagerait en temps réel des données quantitatives et qualitatives sur l’activité des différents acteurs économiques.
Nous pourrions appeler ce système « TRV » (pour « Technologie de Répartition de la Valeur »). Grâce à des algorithmes d’intelligence artificielle, TRV serait en mesure de calculer la contribution de chaque acteur à la création de valeur.
Lorsqu’un produit ou service serait vendu, le système calculerait instantanément la somme à verser à chaque acteur en fonction de sa contribution. La richesse serait donc distribuée non pas selon une décision unilatérale de l’acteur le plus fort, mais selon des algorithmes qui tiennent compte de principes de justice distributive.
Un exemple concret : le marché de la tomate
Prenons un exemple terre-à-terre, celui du marché de la tomate :
- Imaginons un agriculteur qui cultive des tomates à un coût unitaire de 8 centimes d’euros et qui les vend à une enseigne de la grande distribution à un prix de 10 centimes, en réalisant une marge unitaire de 2 centimes
- L’enseigne charge 5 centimes supplémentaires au titre des différents activités nécessaires à la vente (coûts logistiques, financiers, marketing…) et revend la tomate au consommateur final à 20 centimes, en réalisant une marge de 5 centimes
- Grâce à sa position dominante, l’enseigne capte environ 70% de la marge réalisée (5 centimes sur 7), alors que l’agriculteur ne capte que 30% (2 centimes sur 7).
Notre système TRV pourrait en revanche distribuer la marge en fonction de la part de chaque acteur dans les coûts unitaires de production. Par conséquent :
- L’agriculteur, qui a supporté 60% des coûts (8 centimes sur un total de 13) recevrait 60% de la marge totale réalisée par la chaîne de valeur, soit environ 4,2 centimes par tomate, au lieu des 2 qu’il recevait dans l’ancien système ;
- L’enseigne, qui a supporté 40% des coûts (5 sur un total de 13) recevrait, quant à elle, 40% de la marge totale réalisée, soit 2,8 centimes par tomate au lieu de 5.
Dans l’exemple de la tomate, c’est le distributeur qui profite de sa position dominante pour capter la marge. Dans d’autres secteurs - imaginez par exemple un produit fabriqué à partir de matières premières rares ou de matériaux industriels difficiles à produire - c’est l’acteur situé en amont de la chaîne de valeur qui pourrait se retrouver en position de force.
Des exemples de ce type de système existent déjà dans le monde réel, par exemple dans le marché du football. Imaginons qu’Auxerre (actuellement en Ligue 2) ait formé une jeune pépite, qu’il vend à Bordeaux (actuellement au milieu du classement en Ligue 1) pour 5 millions d’euros. Le jeune talent explose et 2 ans plus tard, Bordeaux le revend au Real Madrid pour 50 millions d’euros. De plus en plus souvent, les contrats prévoient qu’en cas de plus-value réalisée sur la vente, le club d’origine reçoive une partie de l’indemnité de transfert. Dans l’exemple, si le contrat prévoyait une indemnité de 20% de la plus-value, Auxerre recevrait 9 millions d’euros supplémentaires.
Une solution aux multiples bénéfices
Une plus grande justice distributive ne serait pas le seul bénéfice de ce système. En donnant à tous les acteurs une vision globale de la chaîne de création de valeur, ce système apporterait aux différentes parties prenantes une mine d’informations pour réfléchir ensemble à comment apporter plus de valeur au client final. Il serait donc un vecteur de collaboration et d’open innovation.
En renforçant la traçabilité de l’activité de chaque entreprise, TRV apporterait aussi beaucoup de solutions dans le domaine fiscal :
- En permettant de mesurer de manière beaucoup plus précise l’impact de chaque étape dans l’empreinte environnementale d’un produit ou service ; la fiscalité de chaque produit pourrait alors être fixée en fonction de son empreinte environnementale, en favorisant les produits à faible empreinte.
- En rendant beaucoup plus difficiles les fraudes telles que la contrefaçon ou l’évasion fiscale.
Selon quels principes partager la marge ?
Évidemment, ce sont les algorithmes de répartition de la valeur qui sont au cœur de TRV. Or quels principes, quelles clés de répartition serait-il opportun et juste d’utiliser ?
Dans l’exemple de la tomate, nous avons utilisé comme clé de répartition les coûts unitaires de production. C’est un indicateur qui a l’avantage d’être disponible dans beaucoup d’entreprises grâce à la comptabilité analytique. Mais est-ce un indicateur juste, qui reflète l’apport des différents acteurs à la création de valeur ?
On pourrait imaginer d’utiliser d’autres principes de répartition, orientés plutôt valeur que coût. Par exemple, en se basant sur des avis collectés auprès des clients finaux. Revenons à l’exemple de la tomate. On pourrait demander au consommateur final :
- Quel est le poids qu’il accorde aux différentes caractéristiques d’une tomate ? La taille, le goût, le packaging, l’accès au réseau de distribution…
- Quel est son niveau de satisfaction par rapport aux caractéristiques du produit acheté ?
La marge serait alors répartie en fonction des avis donnés par les consommateurs finaux. Dans le cas de produits ou services complexes, les avis pourraient être collectés non seulement auprès du client final, mais tout au long de la chaîne de valeur.
Un système faisable techniquement… mais politiquement ?
La mise en place d’un tel système est parfaitement faisable sur un plan technique. Nous avons d’ores et déjà toute la technologie nécessaire pour faire tourner TRV. Mais notre société a-t-elle la volonté politique d’y aller ? Est-ce qu’un tel système serait socialement désirable ? Quel seraient ses bénéfices ? Et ses inconvénients ? Quelles clés de répartition seraient les plus justes ?...
Et sur le plan organisationnel, quels seraient les impacts pour les entreprises ? Quels changements devraient-elles mettre en place pour s’adapter à TRV ? Comment TRV pourrait favoriser la collaboration infra- et inter-entreprises ?